Chi’îr melhoun d’hier et d’aujourd’hui.
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Chi’îr melhoun d’hier et d’aujourd’hui.
Esquisser un portrait de Bouadjadj n'est pas chose aisée sans évoquer celui qui, d'une certaine manière, allait s'imposer comme un père spirituel et un maître à penser pour le jeune Maâzouz encore à la recherche de repères pour exprimer tout le génie dont il était capable en vue d'asseoir une carrière artistique qui s'annonçait d'ores et déjà des plus prometteuses sinon des plus prolifiques.
Il s'agit en l'occurrence du cheikh Hamada (1), maître, précurseur et innovateur s'il en est, dans le genre «bédoui» et qui, grâce à ses dons innés et une prédisposition naturelle en matière de «chi'îr melhoun» et de chants populaires, consentit spontanément à conseiller et orienter son jeune protégé en dépit des différences de fond et de forme qui caractérisent la spécialité du vieux maître et le genre pratiqué par le jeune disciple à la recherche de sa voie.
En effet, et contrairement à certaines idées reçues largement répandues, le genre «chaâbi» dans toutes ses variantes et le genre «bédoui» puisent leurs origines dans la poésie populaire admirablement bien assimilée et maîtrisée par celui qui a su associer deux concepts apparemment antinomiques en réalisant tout simplement une osmose des plus heureuses entre, d'une part, une rusticité bucolique liée à la rudesse naturelle du terroir et l'environnement général dans lesquels évoluaient des poètes comme Mostefa Ben Brahim (2), Benguenoun, Benguitoun, etc. et d'autre part une préciosité très citadine inspirée par le raffinement séduisant du «haouzi» cher à Ben-Amsaib, Ben-Sahla, Ben-Triki... et la beauté envoûtante des descriptions imagées de Mohamed Benslimane avec «Ya Ahl Ezzine El-Fassi» ou de «Chafett Aïni Ya Raoui» de Abdelaziz Maghraoui (17e siècle) par exemple.
Ceci dit, il n'est pas interdit de penser que le refus de Bouadjadj de s'aligner ou même de se référer à un modèle quel que soit son charisme, lui aura été soufflé en quelque sorte par le grand Hamada pour qui les notions d'originalité et de personnalité prennent valeur de culte intangible.
En effet, ce n'est sûrement pas un hasard si le fruit de ses recherches a fini par suggérer à l'illustre compagnon des cheikhs Khaldi et Benkheira la nécessité de supprimer le 3e flûtiste de l'orchestre. De même qu'il ne paraît pas sans intérêt de signaler cette autre initiative très opportune à l'actif de l'illustre cheikh en introduisant l'usage du «guellal» comme instrument de percussion joué par le chanteur lui-même aux côtés de ses deux flûtistes. Une innovation de très grande portée qui intègre désormais le rythme à la mélodie bédouine, et qui s'est vu adoptée depuis par tous les chanteurs du genre, mais qui paradoxalement ne semble pas avoir suscité la curiosité des chercheurs.
Il est indéniable que cette initiative aura contribué à conférer à ce style une plus grande musicalité en l'expurgeant notamment de son aspect monotone et de son apparence uniforme. En effet, la mélodie du chant bédoui est généralement structurée selon une gamme ne dépassant jamais quatre à cinq notes - au lieu de sept que comporte une portée - d'où cette impression monochromatique qui peut être perçue par certaines oreilles non habituées.
C'est ainsi que tout le monde s'accorde à reconnaître que Cheikh Hamada a su forger son propre style en créant un genre bien à lui au cours de sa longue carrière. Et ceci a dû donner, à n'en point douter, bien des idées dans ce sens au jeune Maâzouz, confronté lui aussi au même souci de ne pas céder aux solutions de facilité, ce qui est tout à fait conforme à sa forte personnalité et une indépendance d'esprit des plus remarquables.
Aussi est-il heureux de constater que le mérite du Cheikh Hamada n'est pas passé inaperçu. Ceci transparaît nettement à travers les manifestations et les hommages non usurpés qui lui sont rendus de temps à autre par différentes collectivités, institutions, associations, etc.
Mais depuis, qu'est devenue cette fébrilité artistique, ce bouillonnement culturel qui naguère agitait agréablement la cité de Bentobdji et de Sidi Lakhdar en cette période bénie, fortement marquée par le faste et la splendeur de la fécondité de l'esprit. Jugez plutôt: déclamation de poésie populaire; hommage au dramaturge Kaki Ould Abderrahmane; tables rondes sur les arts plastiques animées par le regretté Mohamed Khedda; expositions de peinture par des artistes comme Zerhouni, Oulhaci, Zerrouki entre autres, représentations théâtrales avec les comédiens en herbe des associations El-Ichara et El-Moudja, danses populaires exécutées par les petits rats du Ballet national et j'en passe...
Plaise à Dieu que les concerts musicaux présentés périodiquement par des associations telles que Ibnou-Badja, Fen-Ou-Nachat et Mesk-El-Ghanaïm puissent combler une disette culturelle des plus pesantes aux yeux d'un public insatiable et tout épris de beauté spirituelle.
Hélas Cheikh Hamada devait s'éteindre un 9 avril 1968, quelques mois seulement après avoir accompli le 5e dogme de l'islam, au terme d'une vie bien remplie consacrée entièrement à la poésie populaire et au chant bédoui auquel son nom restera associé à jamais. C'est d'ailleurs à cette heureuse occasion que je lui ai rendu personnellement, comme il est de coutume, une dernière visite de courtoisie à son retour de La Mecque, dans sa villa sise à Mostaganem dans la cité qui porte son nom en hommage à ses deux fils tombés au Champ d'honneur.
Très affaibli par la maladie et la fatigue du voyage, le cheikh nous fit l'amitié, mon père et moi, de nous recevoir quand même, dans sa chambre à coucher pendant quelques minutes durant lesquelles il nous inonda de bénédictions et de prières tout en étant alité mais parfaitement lucide et toujours avenant.
Il s'imposa alors une stricte vie d'ascète dans la solitude et la piété à telle enseigne qu'au jour de son décès, il n'avait pas quitté une seule fois son domicile depuis son retour de pèlerinage en terre sainte.
Et de Bouadjadj (3), qu'en est-il ? Pour ce qui est de Cheikh Maâzouz, comme aiment à l'appeler familièrement les Mostaganémois, après la cuvée miraculeuse formée dans le sillage de Hadj M'hamed El-Anka (4) par des géants immortels de la stature de Hadj Menouer (5), Hadj M'rizeq (6), Khelifa Belkacem (7) entre autres, eux-mêmes suivis par toute une génération de jeunes loups apprivoisés à l'image des regrettés H'sissen (8 ), Omar Mekraza, Mohamed Bourahla de Koléa et tant d'autres, il n'est pas exagéré du tout de situer Cheikh Maâzouz au sommet de la pyramide représentée par le dernier carré des grands de la chanson «chaâbie» en cette fin du 20e siècle.
En effet, forgé au contact de chanteurs émérites comme cheikh Tedjini Berrazem (9) sous la conduite vigilante de cheikh Abderrahmane Benaïssa (10) - (le seul maître qu'il reconnaisse) - lesquels pratiquaient tous deux le genre «moghrabi» authentique légué par des monstres sacrés tels El-Maghraoui, Benslimane, El-Alami, M'barek Essoussi... et ne consentant aucune concession à une quelconque modernité excessive ni fioritures inutiles, Bouadjadj sut parfaitement conserver au «chaâbi» son cachet originel et son caractère authentique par un choix judicieux de textes assortis d'une composition musicale des plus appropriées et surtout sans plagiat au point où il réussit, tel un magicien chevronné, le tour de force d'unir en parfaite symbiose une jeunesse avide de rythmes et de couleur locale avec la vieille garde plus sensible à une thématique élaborée des grandes circonstances dans un enchantement partagé.
D'ailleurs ce n'est pas un hasard si son répertoire est en perpétuel mouvement et que des «qacidas» empreintes d'un grand lyrisme de la plume de Sidi Lakhdar Benkhelouf (11) ou de Ben-Amsaïb (12) par exemple côtoient allègrement et sans complexe des oeuvres plus aérées ou plus légères de Mohamed Nedjar avec «ghedder kasssek ya nadim» ou de Djilali M'tired dans «kholkhal Aouicha» par exemple.
Toutefois le mérite le plus significatif de Maâzouz et sa force prodigieuse résident indubitablement dans son intelligence et sa volonté extraordinaire qui l'ont conduit à refuser systématiquement toute ressemblance avec une idole préexistante quels que soient son éclat ou sa notoriété, préférant rester égal à lui-même depuis ses tout débuts dans ce métier difficile.
Effectivement, tout en vouant un profond respect et une admiration sans égale à l'auteur de l'immortel «El-Hmam elli oualeftou mcha âliya», il n'a jamais succombé à la tentation très répandue dans la sphère artistique, de mimer ou de vouloir imiter la façon de chanter, les faits et gestes ou encore la présentation sur scène et l'habillement de l'illustre précurseur de notre «chaâbi» national, bien au contraire.
Aussi, n'est-il pas surprenant de constater que sa personnalité, sa volonté et sa force de caractère le mèneront tout naturellement à créer son propre style qui, tout en puisant la sève de son inspiration créatrice dans les profondeurs abyssales établies par les précurseurs authentiques, continuera à s'identifier à son auteur au point de s'imposer aux côtés des autres styles qui font toute la beauté et la richesse de ce genre populaire en perpétuelle mutation connu sous la dénomination générique de «Chaâbi» tout court.
Enfin et surtout, il n'est pas inutile de souligner que la mémoire prodigieuse de Maâzouz Bouadjadj aura été déterminante dans cette fécondité fabuleuse de l'artiste qui, est-il besoin de le rappeler, s'est fait un point d'honneur de s'interdire toute présentation sur scène en public ou sur le petit écran avec un pupitre sous les yeux. Ce sera peut-être le seul point commun avec tous les grands qui l'ont devancé depuis El-Anka, Hadj Menouer, Hadj M'rizeq et j'en passe. C'est assurément un point de passage obligé pour pénétrer dans le sérail, cet espace très hermétique et ô combien convoité de ces immortels qui nous font tant rêver et que nous admirons tellement.
Or là-dessus, tout comme Cheikh Hamada, force est de constater que Maâzouz Bouadjadj a réussi un pari des plus difficiles: celui de s'imposer sans complexe aux côtés de tous ces géants par la seule force de son travail, de son courage et de sa volonté en s'affirmant comme un digne successeur, bien plus encore, comme un modèle sérieux pour les générations montantes, dans un domaine où il n'est certes pas aisé de se faire un nom comme celui des cheikhs Hamada, Bouadjadj et tous les autres qui les ont devancés.
Notes:
1) Gouaïche Mohamed dit Hamada: né en 1889 à Blad-Touahria, près de Mostaganem, il mourut le 9-4-1968 et fut inhumé au cimetière de Tigditt en présence d'une foule estimée à plusieurs milliers de personnes.
2) Mostefa Ben-Brahim: poète de Melhoun né en 18OO dans la région de Sidi Bel-Abbès, mort en 1868.
3) Maâzouz Bouadjadj: chanteur chaâbi né le 16-1-1935 à Mostaganem.
4) El-Anka: Mohamed Idir Ouarab Halou est né le 20-5-1907 à Alger. Elève de Saïdji Mustapha dit Cheikh Nador (né le 3-4-1874 à Bouzaréah, mort à Cherchell le 19-5-1926) et de Kehioudji (demi-frère de Hadj M'rizeq et du comédien Rouiched Ayad). Partant du genre «Moghrabi», il réussit à façonner un genre hybride baptisé «Chaâbi» ; il enseigna au conservatoire d'Alger et mourut le 23-11-1978, laissant un grand nombre de disciples dont les chanteurs Hassen Saïd, Abdelkader Cherchem, Mehdi Tamache, etc.
5) Hadj Menouer 1893-1962: disciple de El-Anka qu'il accompagnait souvent au Tar, Hadj Menouer Kerrar fut un grand chanteur chaâbi à la voix puissante et agréable et jouissant en outre d'une mémoire prodigieuse.
6) Hadj M'rizeq: de son vrai nom Chaïb Arezki, ce chanteur spécialisé dans les genres «Moghrabi» authentique, «Haouzi» et «Âroubi» est né en 1912 à Alger et mourut le 12-2-1955.
7) Kelifa Belkacem: originaire de Bou Sâada, ce chanteur à la voix grave et envoûtante est né à Koléa en 1907 et mourut le 4-11-1951 dans la Casbah d'Alger.
8 ) Larbi Hassen dit H'sissen 1929-1956: chanteur algérois très populaire et grand ami de cheikh Tedjini qui le pourvoyait souvent en qassaïd et en mélodies.
9) Tedjini Berrazem: né en 1923 à Mostaganem et neveu de cheikh Abderrahmane Benaïssa, ce chanteur était fortement influencé par Hadj M'rizeq dans les genres Haouzi et Moghrabi et mourut en 1961.
10) Abderrahmane Benaïssa: né en 1895 à Mostaganem, il se rendit plusieurs fois au Maroc, ce qui lui permit d'enrichir son répertoire par un grand nombre de poèmes «Melhoun». Il mourut en 1958.
11) Sidi Lakhdar Benkhelouf: barde, soufi et grand guerrier né à la fin du 15e siècle après J.-C. dans la wilaya de Mostaganem, il mourut au début du 17e siècle à l'âge de 125 ans. Poète prolifique, il prit part à la bataille victorieuse de Mazagran contre les troupes espagnoles dirigées par le comte D'Alcaudete le 26 Août 1558.
12) Ben-Amsaïb: grand poète «Haouzi» de la région de Tlemcen mort en 1768.
par Moulay Ahmed Benkrizi Ancien Directeur Des Finances
(Le Quotidien d'Oran)
Il s'agit en l'occurrence du cheikh Hamada (1), maître, précurseur et innovateur s'il en est, dans le genre «bédoui» et qui, grâce à ses dons innés et une prédisposition naturelle en matière de «chi'îr melhoun» et de chants populaires, consentit spontanément à conseiller et orienter son jeune protégé en dépit des différences de fond et de forme qui caractérisent la spécialité du vieux maître et le genre pratiqué par le jeune disciple à la recherche de sa voie.
En effet, et contrairement à certaines idées reçues largement répandues, le genre «chaâbi» dans toutes ses variantes et le genre «bédoui» puisent leurs origines dans la poésie populaire admirablement bien assimilée et maîtrisée par celui qui a su associer deux concepts apparemment antinomiques en réalisant tout simplement une osmose des plus heureuses entre, d'une part, une rusticité bucolique liée à la rudesse naturelle du terroir et l'environnement général dans lesquels évoluaient des poètes comme Mostefa Ben Brahim (2), Benguenoun, Benguitoun, etc. et d'autre part une préciosité très citadine inspirée par le raffinement séduisant du «haouzi» cher à Ben-Amsaib, Ben-Sahla, Ben-Triki... et la beauté envoûtante des descriptions imagées de Mohamed Benslimane avec «Ya Ahl Ezzine El-Fassi» ou de «Chafett Aïni Ya Raoui» de Abdelaziz Maghraoui (17e siècle) par exemple.
Ceci dit, il n'est pas interdit de penser que le refus de Bouadjadj de s'aligner ou même de se référer à un modèle quel que soit son charisme, lui aura été soufflé en quelque sorte par le grand Hamada pour qui les notions d'originalité et de personnalité prennent valeur de culte intangible.
En effet, ce n'est sûrement pas un hasard si le fruit de ses recherches a fini par suggérer à l'illustre compagnon des cheikhs Khaldi et Benkheira la nécessité de supprimer le 3e flûtiste de l'orchestre. De même qu'il ne paraît pas sans intérêt de signaler cette autre initiative très opportune à l'actif de l'illustre cheikh en introduisant l'usage du «guellal» comme instrument de percussion joué par le chanteur lui-même aux côtés de ses deux flûtistes. Une innovation de très grande portée qui intègre désormais le rythme à la mélodie bédouine, et qui s'est vu adoptée depuis par tous les chanteurs du genre, mais qui paradoxalement ne semble pas avoir suscité la curiosité des chercheurs.
Il est indéniable que cette initiative aura contribué à conférer à ce style une plus grande musicalité en l'expurgeant notamment de son aspect monotone et de son apparence uniforme. En effet, la mélodie du chant bédoui est généralement structurée selon une gamme ne dépassant jamais quatre à cinq notes - au lieu de sept que comporte une portée - d'où cette impression monochromatique qui peut être perçue par certaines oreilles non habituées.
C'est ainsi que tout le monde s'accorde à reconnaître que Cheikh Hamada a su forger son propre style en créant un genre bien à lui au cours de sa longue carrière. Et ceci a dû donner, à n'en point douter, bien des idées dans ce sens au jeune Maâzouz, confronté lui aussi au même souci de ne pas céder aux solutions de facilité, ce qui est tout à fait conforme à sa forte personnalité et une indépendance d'esprit des plus remarquables.
Aussi est-il heureux de constater que le mérite du Cheikh Hamada n'est pas passé inaperçu. Ceci transparaît nettement à travers les manifestations et les hommages non usurpés qui lui sont rendus de temps à autre par différentes collectivités, institutions, associations, etc.
Mais depuis, qu'est devenue cette fébrilité artistique, ce bouillonnement culturel qui naguère agitait agréablement la cité de Bentobdji et de Sidi Lakhdar en cette période bénie, fortement marquée par le faste et la splendeur de la fécondité de l'esprit. Jugez plutôt: déclamation de poésie populaire; hommage au dramaturge Kaki Ould Abderrahmane; tables rondes sur les arts plastiques animées par le regretté Mohamed Khedda; expositions de peinture par des artistes comme Zerhouni, Oulhaci, Zerrouki entre autres, représentations théâtrales avec les comédiens en herbe des associations El-Ichara et El-Moudja, danses populaires exécutées par les petits rats du Ballet national et j'en passe...
Plaise à Dieu que les concerts musicaux présentés périodiquement par des associations telles que Ibnou-Badja, Fen-Ou-Nachat et Mesk-El-Ghanaïm puissent combler une disette culturelle des plus pesantes aux yeux d'un public insatiable et tout épris de beauté spirituelle.
Hélas Cheikh Hamada devait s'éteindre un 9 avril 1968, quelques mois seulement après avoir accompli le 5e dogme de l'islam, au terme d'une vie bien remplie consacrée entièrement à la poésie populaire et au chant bédoui auquel son nom restera associé à jamais. C'est d'ailleurs à cette heureuse occasion que je lui ai rendu personnellement, comme il est de coutume, une dernière visite de courtoisie à son retour de La Mecque, dans sa villa sise à Mostaganem dans la cité qui porte son nom en hommage à ses deux fils tombés au Champ d'honneur.
Très affaibli par la maladie et la fatigue du voyage, le cheikh nous fit l'amitié, mon père et moi, de nous recevoir quand même, dans sa chambre à coucher pendant quelques minutes durant lesquelles il nous inonda de bénédictions et de prières tout en étant alité mais parfaitement lucide et toujours avenant.
Il s'imposa alors une stricte vie d'ascète dans la solitude et la piété à telle enseigne qu'au jour de son décès, il n'avait pas quitté une seule fois son domicile depuis son retour de pèlerinage en terre sainte.
Et de Bouadjadj (3), qu'en est-il ? Pour ce qui est de Cheikh Maâzouz, comme aiment à l'appeler familièrement les Mostaganémois, après la cuvée miraculeuse formée dans le sillage de Hadj M'hamed El-Anka (4) par des géants immortels de la stature de Hadj Menouer (5), Hadj M'rizeq (6), Khelifa Belkacem (7) entre autres, eux-mêmes suivis par toute une génération de jeunes loups apprivoisés à l'image des regrettés H'sissen (8 ), Omar Mekraza, Mohamed Bourahla de Koléa et tant d'autres, il n'est pas exagéré du tout de situer Cheikh Maâzouz au sommet de la pyramide représentée par le dernier carré des grands de la chanson «chaâbie» en cette fin du 20e siècle.
En effet, forgé au contact de chanteurs émérites comme cheikh Tedjini Berrazem (9) sous la conduite vigilante de cheikh Abderrahmane Benaïssa (10) - (le seul maître qu'il reconnaisse) - lesquels pratiquaient tous deux le genre «moghrabi» authentique légué par des monstres sacrés tels El-Maghraoui, Benslimane, El-Alami, M'barek Essoussi... et ne consentant aucune concession à une quelconque modernité excessive ni fioritures inutiles, Bouadjadj sut parfaitement conserver au «chaâbi» son cachet originel et son caractère authentique par un choix judicieux de textes assortis d'une composition musicale des plus appropriées et surtout sans plagiat au point où il réussit, tel un magicien chevronné, le tour de force d'unir en parfaite symbiose une jeunesse avide de rythmes et de couleur locale avec la vieille garde plus sensible à une thématique élaborée des grandes circonstances dans un enchantement partagé.
D'ailleurs ce n'est pas un hasard si son répertoire est en perpétuel mouvement et que des «qacidas» empreintes d'un grand lyrisme de la plume de Sidi Lakhdar Benkhelouf (11) ou de Ben-Amsaïb (12) par exemple côtoient allègrement et sans complexe des oeuvres plus aérées ou plus légères de Mohamed Nedjar avec «ghedder kasssek ya nadim» ou de Djilali M'tired dans «kholkhal Aouicha» par exemple.
Toutefois le mérite le plus significatif de Maâzouz et sa force prodigieuse résident indubitablement dans son intelligence et sa volonté extraordinaire qui l'ont conduit à refuser systématiquement toute ressemblance avec une idole préexistante quels que soient son éclat ou sa notoriété, préférant rester égal à lui-même depuis ses tout débuts dans ce métier difficile.
Effectivement, tout en vouant un profond respect et une admiration sans égale à l'auteur de l'immortel «El-Hmam elli oualeftou mcha âliya», il n'a jamais succombé à la tentation très répandue dans la sphère artistique, de mimer ou de vouloir imiter la façon de chanter, les faits et gestes ou encore la présentation sur scène et l'habillement de l'illustre précurseur de notre «chaâbi» national, bien au contraire.
Aussi, n'est-il pas surprenant de constater que sa personnalité, sa volonté et sa force de caractère le mèneront tout naturellement à créer son propre style qui, tout en puisant la sève de son inspiration créatrice dans les profondeurs abyssales établies par les précurseurs authentiques, continuera à s'identifier à son auteur au point de s'imposer aux côtés des autres styles qui font toute la beauté et la richesse de ce genre populaire en perpétuelle mutation connu sous la dénomination générique de «Chaâbi» tout court.
Enfin et surtout, il n'est pas inutile de souligner que la mémoire prodigieuse de Maâzouz Bouadjadj aura été déterminante dans cette fécondité fabuleuse de l'artiste qui, est-il besoin de le rappeler, s'est fait un point d'honneur de s'interdire toute présentation sur scène en public ou sur le petit écran avec un pupitre sous les yeux. Ce sera peut-être le seul point commun avec tous les grands qui l'ont devancé depuis El-Anka, Hadj Menouer, Hadj M'rizeq et j'en passe. C'est assurément un point de passage obligé pour pénétrer dans le sérail, cet espace très hermétique et ô combien convoité de ces immortels qui nous font tant rêver et que nous admirons tellement.
Or là-dessus, tout comme Cheikh Hamada, force est de constater que Maâzouz Bouadjadj a réussi un pari des plus difficiles: celui de s'imposer sans complexe aux côtés de tous ces géants par la seule force de son travail, de son courage et de sa volonté en s'affirmant comme un digne successeur, bien plus encore, comme un modèle sérieux pour les générations montantes, dans un domaine où il n'est certes pas aisé de se faire un nom comme celui des cheikhs Hamada, Bouadjadj et tous les autres qui les ont devancés.
Notes:
1) Gouaïche Mohamed dit Hamada: né en 1889 à Blad-Touahria, près de Mostaganem, il mourut le 9-4-1968 et fut inhumé au cimetière de Tigditt en présence d'une foule estimée à plusieurs milliers de personnes.
2) Mostefa Ben-Brahim: poète de Melhoun né en 18OO dans la région de Sidi Bel-Abbès, mort en 1868.
3) Maâzouz Bouadjadj: chanteur chaâbi né le 16-1-1935 à Mostaganem.
4) El-Anka: Mohamed Idir Ouarab Halou est né le 20-5-1907 à Alger. Elève de Saïdji Mustapha dit Cheikh Nador (né le 3-4-1874 à Bouzaréah, mort à Cherchell le 19-5-1926) et de Kehioudji (demi-frère de Hadj M'rizeq et du comédien Rouiched Ayad). Partant du genre «Moghrabi», il réussit à façonner un genre hybride baptisé «Chaâbi» ; il enseigna au conservatoire d'Alger et mourut le 23-11-1978, laissant un grand nombre de disciples dont les chanteurs Hassen Saïd, Abdelkader Cherchem, Mehdi Tamache, etc.
5) Hadj Menouer 1893-1962: disciple de El-Anka qu'il accompagnait souvent au Tar, Hadj Menouer Kerrar fut un grand chanteur chaâbi à la voix puissante et agréable et jouissant en outre d'une mémoire prodigieuse.
6) Hadj M'rizeq: de son vrai nom Chaïb Arezki, ce chanteur spécialisé dans les genres «Moghrabi» authentique, «Haouzi» et «Âroubi» est né en 1912 à Alger et mourut le 12-2-1955.
7) Kelifa Belkacem: originaire de Bou Sâada, ce chanteur à la voix grave et envoûtante est né à Koléa en 1907 et mourut le 4-11-1951 dans la Casbah d'Alger.
8 ) Larbi Hassen dit H'sissen 1929-1956: chanteur algérois très populaire et grand ami de cheikh Tedjini qui le pourvoyait souvent en qassaïd et en mélodies.
9) Tedjini Berrazem: né en 1923 à Mostaganem et neveu de cheikh Abderrahmane Benaïssa, ce chanteur était fortement influencé par Hadj M'rizeq dans les genres Haouzi et Moghrabi et mourut en 1961.
10) Abderrahmane Benaïssa: né en 1895 à Mostaganem, il se rendit plusieurs fois au Maroc, ce qui lui permit d'enrichir son répertoire par un grand nombre de poèmes «Melhoun». Il mourut en 1958.
11) Sidi Lakhdar Benkhelouf: barde, soufi et grand guerrier né à la fin du 15e siècle après J.-C. dans la wilaya de Mostaganem, il mourut au début du 17e siècle à l'âge de 125 ans. Poète prolifique, il prit part à la bataille victorieuse de Mazagran contre les troupes espagnoles dirigées par le comte D'Alcaudete le 26 Août 1558.
12) Ben-Amsaïb: grand poète «Haouzi» de la région de Tlemcen mort en 1768.
par Moulay Ahmed Benkrizi Ancien Directeur Des Finances
(Le Quotidien d'Oran)
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